are we in the clear yet

une - Aidan, c’est le bonhomme que l’on croise au café du centre. Il garde en permanence un carnet à la reliure brisée, où il inscrit des mots sur l’instant. Il n’avale souvent qu’un thé brûlant et une pâtisserie aux myrtilles, puis se retire silencieusement, comme un léger coup de vent nous laissant frissonnant. Aidan, c’est un bureau en désordre, recouvert de feuilles noircies et d’une vieille machine à écrire qu’il dorlote depuis son enfance. Il lève souvent les yeux vers la fenêtre, à la recherche d'inspiration, d’une histoire à raconter. Aidan, c’est aussi le sourire qu’il garde précieusement pour ceux qu’il aime. Sinon, il se ferme, ne montre qu’un masque sombre, ombre de sa véritable personnalité. deux - Les mots le passionnent. Ils remplacent sa voix, souvent maladroite, pour exprimer chaque sensation, chaque sentiment le traversant. Il les rencontre étant petit, alors qu’il plonge tête baissé dans les livres de ses parents. Puis ils le suivent en grandissant, le poussant presque à une carrière d’écrivain, qui le mène au sommet, sur les étagères si convoitées des libraires. Puis viens la page blanche, le désespoir. Il sombre peu à peu, incapable de noircir les pages immaculées de ses carnets. Il se refuse à se perdre dans l’alcool, bien qu’un verre ne lui fasse aucun mal. Alors il vagabonde, âme en perdition. trois - Après son moment de gloire, il se permet quelques aventures et quitte la ville pour de courts moments. Seul, il flâne de terre en terre, cherchant l’inspiration toujours plus loin. Il s’est abandonné aux plaisirs de l’Italie, assis en terrasse, le nez dans un plat de spaghetti, hurlant à l’unisson contre les joueurs de foot à la télévision. Il s’invita à la fête des couleurs, en Inde. Un peu maladroit, recouvert de pigments arc-en-ciel, il se sentit pourtant soulager d’un poids qu’il ne soupçonnait pas. Puis il s’aventura entre les montagnes rocheuses canadiennes, à la recherche d’une image qu'il graverait à jamais en mémoire. quatre - A l’aube de son vingtième anniversaire, il ressent la disparition de ses parents comme un coup planté profondément dans le dos. Mais le temps lui est compté ; il ne peut décidément pas se laisser aller, ronger sa peine dans l’obscurité. Il lui faut agir, car il n’est pas seul dans l’équation. Sur le visage de sa jeune sœur, il lit la douleur, le déchirement d’avoir vu sa famille anéantie par la perte. Alors, il se réveille de sa torpeur, agit comme un grand, pour les rendre fiers. Ce n’est que peu de temps après qu’il devient le tuteur légal de Liv, parce qu’il promet de ne jamais la laisser tomber. cinq - Comme tout auteur se respectant, il fait face au malheureux syndrome de la page blanche. Incapable de sortir un seul mot, de penser une seule histoire. Il se morfond, avachi sur son bureau, sa machine à écrire inutilement posée là, comme un trésor insaisissable. Parfois, il lève les yeux vers cette bibliothèque débordée, le regard posé sur ces livres qui ont fait son succès. Et il se demande s’ils ne seront pas les derniers. six - Puis elle est apparue. Il croise son visage pour la première fois au coin d’une rue, inconnue parmi tant d’autres, vagabondant dans sa propre existence. Il lui aura suffi d’un simple regard pour que tout bascule instantanément. Il fut pris d’un élan d’inspiration, inscrivant mot après mot, ne s’arrêtant que pour reprendre son souffle, comme lors d’un marathon éreintant. Il décrivit ses traits délicats, son sourire malicieux, ses cheveux coupés court, tombant allègrement sur ses épaules. Il n’épargna aucun détail. Et la réinventa tout à la fois. sept - Alors qu’il n’écrivait pas un mot depuis des mois, il se perd maintenant au milieu des liasses de feuilles noircies. Il se sent à nouveau vif, pourvu de cette inspiration débordante qu’il avait ressentie autrefois. Ses phrases filent sans mal, créant d’une traite l’histoire de cette jeune femme dont le regard l’hypnotise. Ses journées, comme ses nuits, ne sont plus qu’elle. Il se réveille parfois, lorsque l’obscurité règne encore sur la ville, pour mettre à plat les rêves qui l’assaillent dans le noir. Et maladroitement, il s’attache à ce personnage, à cette fiction tout droit sortie de son esprit. huit - Rêver lui fait mal. Fataliste dans l’âme, il se dit souvent que son futur sera tout aussi sombre que son présent. Et pourtant, il songe parfois à une toute autre existence, où il changerait profondément de tempérament, où sa morosité laisserait place à une attitude plus joviale. Il imagine des matins où il se réveillerait le sourire aux lèvres, en posant les yeux sur l’être aimé. Mais ce ne sont à la fin que de simples illusions. Enfin, c’est ce qu’il se répète souvent. neuf - Lorsqu’il ne passe pas ses soirées le nez plongé dans les pages d’un livre, il se tourne naturellement vers sa cuisine. Inutilisée il y a encore quelques années, elle revit enfin. Il ramène de son périple sur les terres italiennes un don pour la cuisine qu’il ne se connaissait pas. Il aime maintenant emplir la maison d’arômes doux et épicés, qu’il ne partage qu’avec sa sœur et quelques rares proches, triés sur le volet – ou les seuls daignant venir chez lui. dix - Quelques années auparavant, en marchant sous l’ombre des arbres, il découvrit une bête à la fourrure brune. Il n’y prêtât par grande attention, jusqu’à ce qu’elle ne vienne se frotter contre ses jambes, ne le lâchant plus d’une semelle. Elsa sembla l’adopter bien avant lui, cette chienne au regard doux et brillant. Au fil du temps, il apprit à accepter sa présence, caressant sa tête lorsqu’elle l’a posé sur ses genoux, l’invitant sur le canapé le temps d’une lecture, lui lançant quelques morceaux de viande par-dessus la table, lorsqu’elle était irrésistiblement attirée par l’odeur. Sans harnais ou autre laisse le tenant enfermée, elle le suit partout et il n’imagine plus une journée sans elle.